L’anecdote est connue dans l’équipe. Être papa et jouer aux jeux vidéo n’est pas toujours de tout repos. Il y a deux ans, je m’étais relancé dans la version HD de Shadow of the Colossus sur PS3, quand ma fille Élise, âgée de 3 ans a déboulé dans le salon en me demandant ce que je faisais, son doudou fermement serré contre elle. Le glaive planté dans le crâne d’un colosse souffrant le martyr, qui tentait vainement de se dégager, et pris de court, j’ai donné la réponse la plus idiote du monde :
- “Ben on danse.«
Deux années plus tard, j’ai décidé de ne plus trop occulter les choses à ma plus grande fille décidément fort curieuse, même si j’évite quand même de jouer à des titres adultes et gratuitement violents en sa présence.
Chacun jugera suivant ses propres critères d’éducation, mais l’atmosphère édulcorée de cette dernière décennie m’inquiète quelque peu, tant tout nous pousse à nourrir nos enfants de papillons et de fleurs, en leur épargnant toute image et idée négative, violente ou effrayante.
Les enfants ne sont pas bêtes, loin de là, et je préfère encadrer cette découverte de la violence et – à fortiori de la mort – plutôt que de la laisser seule avec ses questions et des demi-réponses.
Toute proportions gardées.
Parce que des questions, elle en pose. Et elle en pose même beaucoup. Et parfois…
Fruit du hasard, je me suis relancé il y a quelques temps – sur Playstation 2 cette fois – dans ce même Shadow of the Colossus. Et ça n’a pas manqué, comme à chaque fois que je lance un jeu, ma plus grande rapplique illico voir ce que c’est.
C’est même souvent elle qui prend la manette quand je lance The Amazing Spider-man, pour virevolter dans la ville, elle qui découvre toujours avec des étoiles dans les yeux un nouveau niveau de Disney Infinity créé spécialement à son intention, voire qui se repose devant Journey ou se retrouve hypnotisée devant les tableaux de Oxenfree.
- “Tu joues à quoi ?” Demanda-t-elle.
- “A un jeu où il faut battre des très grands monstres” lui dis-je. “Ça fait un petit peu peur, attention”.
“Ça fait un petit peu peur”. La phrase-avertissement indiquant à ma fille que son empathie pourra être mise à l’épreuve en regardant l’écran. Élise qui me regarde d’un air désolé et se colle à moi pour me consoler dès que je me coupe en me rasant (ce qui se produit souvent, il faut dire). La question ne se pose même pas à la vision d’un jeu comme Spider-Man, où les “méchants” sont simples, unidimensionnels, des figures identifiées comme agressives que le “gentil” Peter Parker doit vaincre pour sauver les gens.
C’est une autre paire de manche avec le titre de Fumito Ueda.
- “Ils sont méchants les monstres ?” dit-elle en s’asseyant à côté de moi.
- “Pas vraiment”, répondis-je. “Mais ils sont très forts”.
Un petit silence se fait quelques minutes, tandis qu’elle assiste au spectacle de la chute du colosse du Colisée (celui avec l’épée, pour ceux qui s’en souviennent – une bestiole belliqueuse pour le coup).
- “Mais pourquoi tu les tues ?”
- “Parce qu’on me l’a demandé, c’est le but du jeu”
- “Qui c’est qui te l’a demandé ?”
- “Une voix dans un temple. Si je veux réveiller la princesse, je dois battre les colosses”
A l’évocation de la princesse, son intérêt se ravive. Comme toutes les gamines de son âge, Elise reste fan de la Reine des Neiges (“Meïgooooooo, Meïgoooooooo !” – “Non Elise, elle dit “Let it go, Let it go””) et des princesses en général.
- “Tu peux me la montrer ?”
Contaminé par la noirceur du colosse fraîchement abattu, Wanda – comme après chaque combat – se réveille dans le temple, au côté de la belle endormie. Élise est fascinée. La voix désincarnée retentit alors, pour m’indiquer ma nouvelle cible.
- “C’est le monsieur qui te dit de tuer les monstres ?”
- “Oui c’est ça”
- “Et il est où ?”
- “On ne le voit pas”
- “Pourquoi il parle alors ?”
- “Pour me dire de battre les colosses”
- “Les colosses, c’est les monstres qui ne sont pas méchants ?”
- “Oui, c’est ça”
Nouveau silence, tandis que Wanda chevauche les plaines, à la recherche des lézards.
- “Mais si tu le vois pas, continua-t-elle, pourquoi tu fais ce qu’il te dit ?”
- “Pour sauver la princesse”
- “Il faut tuer des monstres pas méchants pour sauver la princesse ?”
- “Oui c’est ça”
Encore un silence. Plus long cette fois. Elle a l’air grave. Je pose la manette.
- “Qu’est ce qu’il y a ?”
- “Ben je comprends pas pourquoi tu es méchant, papa”
Aouch. Je ne l’avais pas vue venir celle-là.
- “Méchant ? Comment ça ?”
- “Ben tu fais du mal à des gentils monstres parce qu’un monsieur que tu vois pas te dit que si tu fais ça, il réveille la princesse. T’as qu’à la réveiller autrement et battre le méchant monsieur, c’est mieux.”
Ça m’a laissé sans voix. Surtout connaissant la nature de Mordin – la voix désincarnée. De fait, elle avait totalement raison, du haut de ses 5 pommes et son raisonnement enfantin. J’ai tenté alors de lui expliquer que parfois, des personnes gentilles devaient faire de mauvaises choses parce qu’ils n’avaient pas le choix. Mais étrangement, j’ai eu beaucoup de mal à trouver de bons arguments.
Inébranlable, elle m’a demandé alors de trouver le méchant monsieur avec le cheval, qu’il devait bien être quelque part, et de laisser les gentils géants tranquilles, puisque ils n’embêtaient personne (j’ai eu le bon goût de lui cacher que j’en avais déjà trucidé la majorité). J’ai eu beau lui expliquer que c’était impossible, que le jeu n’avait pas été fait comme ça et que l’idée, au fond, était aussi de se rendre compte que le héros avait été floué par Mordin, qui a tenté de profiter de la tristesse du héros pour lui faire accomplir de méchantes choses.
- “Moi à sa place, je trouverais une façon gentille de la réveiller, sinon, elle va être très fâchée que tu aies fais du mal à des gentils géants, et elle ne t’aimera pas.”
La discussion était terminée, j’étais battu. Notre vision adulte comprend et accepte l’état de fait et la cruauté que le jeu nous impose. Affronte des colosses, tue-les et sauve la princesse. C’est immuable. Une règle admise, rarement remise en question autrement que pour des raisons renvoyant à l’image de la femme. Mais jamais pour son non-sens au final.
Là pour le coup, je me suis senti un peu con.