À l’évocation de visual novel, difficile de ne pas penser aux productions japonaises, pionnières du genre et drainant aujourd’hui un public gigantesque. Si ces productions s’ouvrent timidement depuis quelques années à l’Occident, celui-ci n’en demeure pas moins aride en œuvres s’écartant du schéma et du style nippon. Nova-box, un jeune studio bordelais, s’est pourtant décidé à fouler un territoire dominé par les bishoujo games, pour sortir Along the Edge, un visual novel à la française.

Along the EdgeAlong the Edge s’éloigne des poncifs du genre (et de l’écrasante majorité des œuvres vidéoludiques à ce jour) avec un scénario mettant en scène une jeune femme, Daphné, arrivée à un tournant de sa vie. Alors que sa relation amoureuse est dans une impasse et son travail lassant, elle profite d’un héritage venu de sa famille maternelle pour faire table rase du passé. Elle va atterrir dans une petite bourgade où se succéderont les rencontres avec des personnages parfois hauts en couleurs, et faire la lumière sur le passé mystérieux des femmes de sa famille.

Le titre de Nova-box a le mérite de taper dans l’œil dès les premières minutes de jeu. Les superbes illustrations de Nicolas Fouqué donnent à Along the Edge une atmosphère très personnelle. L’aspect formel du titre évoque à la fois l’impressionnisme et l’expressionnisme, deux mouvements picturaux en opposition, le second reprochant au premier son immobilisme et sa candeur face aux bouleversement de la société à l’aube du XXe siècle. Les questionnements parfois torturés de Daphné, flamboyants et inquiétants, viennent confronter la sérénité des paysages ruraux dans lequel elle atterrit. Cette ambiguïté se retrouve à bien des niveaux de lecture avec Along the Edge.

Along the Edge
Le coup de pinceau de Nicolas Fouqué donne une belle identité à Along the Edge

Son appartenance à un genre très codifié comme le visual novel, lui empruntant sa structure et ses mécaniques d’interaction, ne l’empêche pas d’aller à l’encontre des thèmes classiques du genre et de l’éternel style manga adopté par la très grande majorité des titres se réclamant du genre. Et si Nova-box évoque une parenté avec le cinéma de Claude Chabrol dans le traitement incisif de la bourgeoisie rurale, on trouve également dans le personnage de Daphné une ressemblance avec le cycle d’Hélène du même réalisateur, et son personnage éponyme, campé par Stéphane Audran. L’actrice joue dans cinq films le même personnage, chaque fois légèrement différent, d’une femme indépendante et plus contemporaine que les personnages féminins habituels de Chabrol.

Il faut d’ailleurs noter que l’intrigue tourne autour de beaucoup de personnages féminins, à l’image du modèle matriarcal de la famille de Daphné. Malgré des personnages qui tirent parfois trop vers le cliché (comme la brève apparition du syndicaliste à l’écharpe rouge, un peu gratuite) et quelques lignes de dialogues maladroites, le jeu réussit à aborder des thèmes délicats de la vie d’adulte.

Along the EdgeDaphné se retrouve à la fois confrontée à des pans entiers de son histoire familiale dont elle ignore tout, aux superstitions de prime abord infondées des habitants du village mais aussi à son ancienne vie qui ne tarde pas à la rattraper. L’ambiance d’Along the Edge et ses petits écarts fantastiques ne sont pas sans rappeler une certaine littérature policière. Cela se ressent dans cette ambiguïté entre raison et croyance, que l’on retrouve dans la trilogie de films de Pascal Thomas « Mon petit doigt m’a dit », « Le crime est notre affaire » et « Associés contre le crime », adaptés des livres d’Agatha Christie. Si Along the Edge ne verse pas dans l’enquête policière, le joueur et Daphné  auront fort à faire pour démêler les fils d’une histoire qui évolue au gré de leurs choix.

Si la tentative d’Along the Edge de proposer une vision différente du visual novel est parfois maladroite, il faut lui reconnaître une belle cohérence entre fond et forme et des influences plus solides qu’on ne pourrait le croire. La dualité constante entre le rationnel et le mysticisme, l’immobilisme et le changement nourrit la démarche novatrice de Nova-box vis-à-vis du genre dans lequel il s’inscrit. Un mouvement de côté que l’on retrouve dans toutes les formes d’expression artistique, et qui tend à se développer aujourd’hui dans le jeu vidéo. Si la question de le définir comme un art reste en suspens, des titres comme Along the Edge ou Lieve Oma ont tout à gagner de telles revendications expressives, et on ne peut les considérer qu’avec bienveillance.

Interview

Lorsque Geoffroy Vincens de Nova-box nous a contacté pour nous parler d’Along the Edge, il nous a proposé de réaliser une petite interview par mail. Ni une ni deux, nous avons saisi cette occasion pour lui poser une poignée de questions sur son studio et sur Along the Edge.

– Pouvez-vous présenter votre studio, Nova-box ? Quand et par qui a t-il été fondé ? Quel genre de jeux est privilégié en son sein ?

J’ai fondé Nova-box avec un associé, Ophir Paz, il y a presque dix ans. On sortait tous les deux d’un Master Recherche en Sciences de la Cognition, lui s’était orienté plutôt du côté de l’IA et moi du côté de l’ergonomie des interfaces. En lançant la société, on imaginait se diriger vers du consulting sur nos spécialisations respectives en complétant avec du développement web. On est entrés dans l’univers du jeu vidéo un peu par hasard.

Mad Monkey Studio, un studio bordelais, nous a commandé la conception d’une IA de poker pour un jeu d’apprentissage. Nous qui n’avions pas touché une manette depuis les grandes heures de la Super Nintendo, il a fallu qu’on s’imprègne de la culture « geek » et on a découvert un univers foisonnant extrêmement créatif et enrichissant. Et puis, comme cette première mission a bien fonctionné, on a enchaîné régulièrement les prestations avec eux pendant deux ou trois ans. C’est là qu’on a rencontré Nicolas Fouqué, l’artiste sur Along the Edge. On a travaillé ensemble sur pas mal de projets.

Ensuite, les studios français ont pris de plein fouet les répercussions de la crise des sub-primes, et, en tant que sous-traitants, on n’a pas du tout été épargnés. On s’est recentré sur une activité de développement d’applications iOS, c’est là que Raphaël Le Bobinnec a rejoint l’équipe en tant que développeur, puis associé. En 2013, on a eu envie de démarrer notre propre aventure vidéoludique, en indépendants. On s’est rapprochés d’un auteur : Frederic « Ekmule » Lignac, et on a réalisé un petit jeu narratif épisodique, Echoes, pour iOS. Le jeu n’a pas trouvé son public, mais on a appris énormément pendant le développement, ce qui nous amène en août 2015, où nous avons décidé de lancer la production d’Along the Edge.

– Pourquoi choisir le genre du visual novel ?

C’est un genre centré 100% autour de la narration, et qui présente l’avantage de mettre en avant des aspects créatifs qui nous tiennent à cœur : l’écriture et l’illustration. Il permet également de réaliser un projet avec une équipe très réduite, sans nous mettre en danger financièrement.

Ceci dit, la narration interactive est clairement un sujet passionnant. Les japonais, avec les visual novels sont très en avance sur nous, c’est un genre qui est reconnu et identifié au Asie, qui a bien sûr sa niche d’aficionados en Occident, mais il reste tellement de choses à explorer ! Ce que j’apprécie particulièrement, c’est la possibilité de raconter des histoires que nous ne pourrions pas raconter grâce à un autre médium et qui permettent d’interroger le joueur sur des thématiques fortes tout en l’impliquant en tant qu’acteur de la narration.

– Quelles ont été vos influences pour l’histoire, l’univers et l’ambiance d’Along the Edge ?

Au risque de surprendre, je dois avouer que je n’ai jamais réussi à terminer une visual novel au sens strict du terme, non pas à cause du gameplay, mais plutôt à cause des univers visuels souvent très manga et des thèmes abordés qui ont toujours eu du mal à m’accrocher.

Du coup, l’inspiration a plutôt été puisée du côté du cinéma ou de la littérature et de la bande dessinée. Dans les réalisateurs qui nous influencés, il y a bien sûr Polanski avec sa maîtrise inégalée du suspense et son cinéma fantastique très psychologique (je pense à Rosemary’s Baby entre autres), Claude Chabrol pour sa peinture de la campagne française et sa vision particulièrement acide de la petite bourgeoisie provinciale, et également Julio Medem, un réalisateur basque espagnol qui propose un cinéma de l’ellipse parfois presque surréaliste. Je recommande chaleureusement toute sa filmographie, et, en particulier, Caótica Ana, qui dépeint une sorte de voyage initiatique teinté d’onirisme et qui a été une influence majeure pour Along the Edge.

Côté BD, j’apprécie beaucoup les publications d’Image Comics, qui propose des œuvres qui n’ont pas peur d’affirmer leur côté « adulte » (dans le bon sens du terme), comme Monstress, Saga ou Revival.

Pour les aspects visuels, Nico a réussi le tour de force de développer un style qui fédère énormément, quelque part entre l’impressionnisme pour les scènes d’extérieur et les ambiances de campagne, et l’expressionnisme pour les moments de tension et les illustrations mettant en scène les personnages, tout en réussissant à produire une quantité de contenu très conséquente en très peu de temps.

– Le jeu met-il en avant des éléments de vos vies personnelles ?

Quand on a commencé à travailler sur Along the Edge, on sortait d’un long projet narratif sur iOS, Echoes. L’intrigue se déroulait aux Etats-Unis, et une des choses dont on avait vraiment envie, avec Nico, c’était de jouer à domicile. Pour créer l’histoire, je me suis inspiré des souvenirs et des expériences de ma prime jeunesse en Limousin, ce grand espace vert et vide, avec ses forêts verdoyantes, sa nature presque sauvage, et sa population un peu repliée sur elle-même, ancrée dans ses traditions.

Pour aider Nico à mettre en place l’univers visuel, j’ai fait deux grands « safaris » photo, pour documenter de manière un peu intime la région de mon enfance et de mon adolescence. Ça a été vraiment enrichissant de confronter nos points de vue, lui qui a grandi à La Réunion, un « enfer vert » d’un autre genre, il a un peu découvert cette partie de la France avec Along the Edge. Du coté des visuels, Nico n’a pas non plus cherché à éviter la tendance naturelle d’un artiste à puiser dans son entourage et son vécu. Au final, l’univers d’Along the Edge cristallise assez bien la rencontre de ses créateurs.

Pour ce qui est du récit en lui-même et des thèmes qu’il aborde, j’ai intégré pas mal de détails personnels, pour le rendre aussi vivant et émotionnellement touchant que possible. Le thème central, cette dichotomie entre la « science » et la « magie » est issu de plusieurs conversations que j’ai pu avoir avec Charly, le compositeur de la musique du jeu. C’est un défendeur fervent du scepticisme et de la zététique, alors que j’ai plutôt tendance à voir les choses avec œil beaucoup moins analytique, une sorte « logique souple », ce qui m’a permis de donner naissance à Daphné, un personnage qui pouvait évoluer dans l’une ou l’autre direction.

– Est-ce que le fait de proposer une intrigue centrée autour de plusieurs femmes est-il un choix politique ?

Je parlerais plus d’un heureux hasard que d’une volonté réellement « politique ». Les questions de représentativité nous tiennent bien sûr beaucoup à cœur, mais ça n’a pas été à l’origine de notre démarche. Certains joueurs nous ont d’ailleurs reprochés de ne pas être assez inclusifs, en décidant d’omettre une romance homosexuelle dans nos options de narration, alors que c’est quelque chose sur lequel nous avons longuement hésité avant de décider d’abandonner l’idée, parce que nous ne voulions pas mettre cet aspect-là en marge d’un récit déjà très riche, ni de traiter le sujet de manière légère, juste pour pouvoir ajouter un tiret à notre liste de features.

Avec Along the Edge, j’avais envie d’aller puiser dans une douleur un peu personnelle de ne pas (encore) avoir d’enfants, et un protagoniste féminin s’est imposé comme le vecteur idéal de cette source d’inspiration. En outre, nous pressentions que notre public serait probablement plutôt féminin, ce qui nous confortait dans l’idée d’avoir une protagoniste. Au final, et c’est une heureuse surprise, le jeu a été accueilli par tous avec enthousiasme, sans distinction de genre.

Par ailleurs, si le jeu a un protagoniste féminin, je n’avais pas réalisé que la balance pencherait autant du côté des femmes, d’autant plus que j’ai essayé d’intégrer des antagonistes masculins forts. Au cours de l’écriture, nous avons réalisé qu’un clivage entre les deux familles présentes dans l’histoire était en train de se dessiner, avec d’un côté la famille de Daphné qui représentait un modèle matriarcal, et de l’autre, ses rivaux, les Malterre, qui imposaient leur joug et leur façon de voir le monde très patriarcal sur le village. Je n’ai fait que forcir un peu le trait pour mettre cet aspect-là un peu plus en avant.

Enfin, au centre de la narration interactive d’Along the Edge, il y a cette question sur laquelle nous poussons le joueur à prendre position, c’est celle de la « foi », contre la « science », de l’intuition contre la déduction. Nous voulions nous appuyer sur l’imagerie de la « sorcière », encore assez présente dans les campagnes françaises, pour développer notre esthétique et notre univers autour de ce concept, et il se trouve que c’est également une figure féminine très forte.

– Pourquoi avoir privilégié la plateforme de distribution itch.io au lancement du jeu, avant de lancer une campagne Steam Greenlight ?

Comme la traduction anglaise du jeu est arrivée assez tard dans le cycle de production, il ne nous a pas paru pertinent de partager une démo/bêta ouverte avant que le jeu soit presque prêt à sortir. A partir de là, nous avions bien sûr l’option de suivre le cycle de sortie classique, avec une campagne Greenlight, puis une sortie groupée sur tous les stores, mais cela aurait reculé d’autant la date de publication.

A côté de ça, nous avions également l’option itch.io, avec une communauté très présente sur les jeux indépendants et, en particulier, les visual novels. On suivait l’évolution de ce store depuis pas mal de temps et on adhère totalement à sa philosophie. C’est pour ça que nous avons décidé de démarrer par une sorte de « soft launch » sur itch.io, pour essayer de fédérer une petite communauté autour d’Along the Edge, et de mettre en avant cette plateforme à laquelle nous croyons beaucoup dans notre communication, puis, de lancer le Greenlight dans un second temps, avec l’objectif de sortir le jeu simultanément sur tablettes et sur Steam dès que possible.

Par ailleurs, itch.io ne demande que 10% de commission (par défaut), contrairement aux autres stores qui sont plus autour de 30%. Nous avons décidé de répercuter cette différence de coût de distribution sur le prix de vente du jeu, ce qui fait que le jeu restera 20% moins cher sur itch.io que sur les autres plateformes.

Pour l’instant, nous sommes vraiment satisfait de cette approche, la communauté est très sympathique et bienveillante, on a réellement été agréablement surpris par l’accueil chaleureux qui nous a été réservé. En plus de cela, itch.io permet de distribuer des clés Steam facilement, ce qui fait qu’il n’y a aucun frein à acquérir du jeu dès maintenant.

– Projetez-vous de continuer de développer des visual novels ou souhaitez-vous vous ouvrir à d’autres genres ? Souhaitez-vous rester focalisés sur la narration ?

On a déjà commencé à réfléchir au prochain projet, qui sera… un jeu narratif également! La visual novel est vraiment un genre qui nous correspond à tous les niveaux, de l’expression créative à la taille de l’équipe nécessaire pour les réaliser. Quoiqu’il arrive, même si à l’avenir nous changeons un peu notre fusil d’épaule quant au type de jeu que nous développons, je pense que Nico et moi-même pouvons tous les deux affirmer que la narration aura toujours la part belle dans notre production. Par ailleurs, nous avons développé un moteur maison pour Along the Edge, une des prochaines étapes va être de l’open-sourcer pour le partager avec la communauté.

Along the Edge

  • Développeur Nova-box
  • Type Visual novel
  • Support PC, Mac Linux (Steam & itch.io)
  • Sortie 14 juin 2016

Y’a bon !

  • La direction artistique
  • Présence féminine en force
  • Belles inspirations
  • Le parti pris vis-à-vis d’un genre ultra codifié

Beuargh !

  • Quelques personnages à l’écriture faiblarde
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